La technique de tissage du tapis de Savonnerie

Une origine « de Turquie et du Levant »

Lorsque Pierre Dupont, tapissier, introduit au Louvre la technique du point noué « façon de Turquie et du Levant », il souhaite concurrencer les tapis importés à grand frais par l’aristocratie du Royaume.

Que les Turcs et Persans ne vantent plus leur art

A faire des Tapis, c’est maintenant la France

Qui en a ce jourd’hui la parfaite science

Dont DUPONT seul auteur au public a fait part.

Pierre Dupont, La Stromatourgie

Si le vocabulaire iconographique et l’organisation de la composition trouvent une expression proprement française dés la seconde moitié du XVIIème siècle (voir Les productions de la manufacture de la Savonnerie au XVIIème siècle), le geste et les outils employés connaissent peu de changements.

La Savonnerie, une technique pour « transformer la matière en sens » (Anni Albers)

La technique de la Savonnerie s’exerce sur un métier de haute lisse, soit un métier à tisser à l’orientation verticale, privilégié pour la réalisation de tissages compacts. Il est composé de deux montants dans lesquels s’enchâssent les ensouples ou rouleaux.

Suite à une étape de préparation de la chaîne nommée ourdissage, nous montons le métier. C’est-à-dire que nous enroulons les fils de chaîne, traditionnellement en laine, autour de l’ensouple du bas, puis autour de l’ensouple du haut afin de les tendre entre les deux rouleaux. Nous obtenons ainsi la structure verticale du tissage.

Fondamentalement, un tissu résulte de l’entrelacement de fils à angle droit et le tissage de la Savonnerie n’échappe pas à la règle. La chaîne, fils tendus à la verticale sur le métier de haute-lisse, est composée d’une nappe avant et d’une nappe arrière, séparées par un bâton de croisure ; A l’aide d’une broche chargée de brins de laine, nous nous appliquons à passer horizontalement la duite, allant tout droit entre les nappes avant et arrière (espace appelé la foule), puis la trame qui serpente à l’avant des fils de chaîne avant et à l’arrière des fils de chaîne arrière sur toute la largeur du tissage.

Pour faciliter le geste et accélérer le processus, chacun des fils de chaîne arrières est attaché au moyen de boucles à la barre à lisse placée au dessus de notre tête. Ces boucles, faites d’une cordelette de coton et nommées lisses, nous permettent de ramener aisément nos chaînes arrières sur l’avant du tissage.

Ce sont ces cordelettes de coton qui sont à l’origine de l’appellation de notre métier : lissier, ou dans notre cas lissière en Savonnerie.

Ces gestes, communs aux lissiers de haute-lisse des Gobelins et de la Savonnerie, résultent en un tissu plat dans lequel la trame recouvre la totalité de la chaîne, caractéristique de la tapisserie. En Savonnerie, nous nommons cette partie du tissage la lisière. Elle nous sert d’assise et encadre le tissage.

La Savonnerie, une histoire qui se tisse depuis quatre siècles à Paris

La révélation du motif tissé dans le velours

Mais tout l’intérêt de la Savonnerie tient dans son velours très dense. Nous l’obtenons en réalisant une succession de nœuds, rangée après rangée. Il existe différentes techniques de nouage à travers le monde, qui ont évolué au cours des siècles et selon les localités. Les plus répandus sont les nœuds symétriques et asymétriques, réalisés sur deux fils de chaîne. La technique de la Savonnerie emploie le nœud symétrique, également appelé nœud turc ou ghiordès.

Cela consiste à passer les brins de laine autour d’un fil de chaîne avant puis autour du fil de chaîne arrière qui lui correspond. Cette opération est répétée sur toute la largeur du tissage. Après la réalisation des nœuds sur toute la largeur, nous passons la duite, double fil de lin, entre la nappe de fils de chaîne avant et la nappe de fils de chaîne arrière ; et la trame, fil de lin simple qui serpente d’avant en arrière entre chaque fil de chaîne.

Une fois ces étapes exécutées, nous tassons la rangée de nœuds, la duite et la trame au moyen d’un lourd instrument à dents, le peigne. Les nœuds sont bloqués, nous pouvons procéder à la tonte : avec une une paire de ciseaux courbes, nous coupons les boucles obtenues entre chaque nœud en guidant notre geste à l’aide d’un gabarit de bois dont l’épaisseur détermine la hauteur de tonte. Le velours d’un tapis de Savonnerie fait entre 6 et 8 millimètres environ.

L’ensemble de ces opérations sont répétées, rangée par rangée, sur toute la hauteur du tissage.

La densité des tissages de savonnerie est particulièrement remarquable du fait du retrait important des fils de chaîne avant par rapport aux fils de chaîne arrière. D’ailleurs si l’on regarde l’envers d’un tapis de Savonnerie, les côtes sont très serrées et on ne voit que la partie du nœud qui enserre les fils de chaîne arrière, l’autre disparaissant tout à fait. Cette particularité apparaît dans la structure des tapis de Savonnerie à partir du milieu des années 1660, les réalisations de style Louis XIII étant moins comprimées (consulter Les productions de la manufacture de la Savonnerie au XVIIème siècle).

Puisque chaque nœud, et même chaque brin de laine qui compose le nœud, peut être d’une couleur différente, les possibilités qu’offre cette technique sont quasiment illimitées dans le dessin. Aplats de couleur unie, chinée ou piquée, dégradés délicatement fondus, rayures, dessins géométriques ou lignes sinueuses… Le lissier possède une palette d’interprétations infinie qu’il déploie selon les besoins du carton ou modèle qu’il souhaite tissé. Avant de débuter un tissage, nous passons d’ailleurs par une étape préparatoire d’analyse du modèle afin de déterminer l’écriture technique à employer. Nous reportons ensuite ces indications à l’encre de chine au moyen d’une pierre à tracer sur chacun des fils de chaîne avant, afin de nous guider tout au long du tissage.

L’étape de finition du rangement, propre à la technique de la Savonnerie, consiste à ranger et feutrer régulièrement les brins de laine tondus de la pointe des ciseaux, afin de tendre les lignes, de préciser les motifs dessinés dans le velours et faire en sorte qu’ils ne bougent plus par la suite.

Un objet qui traverse le temps

Car il faut garder en tête que le tapis de Savonnerie est un objet fonctionnel, dont la structure doit résister aux piétinements, tout en gardant la beauté de sa surface.

Trames, duites, nœuds, tout est remplaçable. En effet, le tapis de Savonnerie étant entièrement réalisé à la main, le moindre endommagement dû à l’usage ou au temps peut se restaurer à l’aide de ciseaux, aiguilles, poinçon et autres outils indispensables à l’intervention des rentrayeurs/restaurateurs de tapis.

Un travail de conservation peut réduire la détérioration d’une pièce en suivant des règles simples d’hygrométrie (idéalement 40 à 50%), de dépoussiérage fréquent et en limitant l’exposition directe aux rayons du soleil par exemple.


Sources :

  • Anni Albers, Du Tissage. Les presses du réel, 2021.
  • Thierry Sarmant (directeur de publication), Créer pour Louis XIV : Les manufactures de la Couronne sous Colbert et Le Brun. Silvana Editoriale S.p.A., Milan, 2019.
  • Taher Sabahi, Splendeurs des Tapis d’Orient. Groupe Guilde Editions Atlas s.a., Paris, 1987.
  • Dupont, La stromatourgie de Pierre Dupont : documents relatifs à la fabrication des tapis de Turquie en France au XVIIème siècle. Edition par Alfred Darcel et Jules Guiffrey, Paris : Société de l’histoire de l’art français, 1882.
  • Le site du Mobilier National : https://www.mobiliernational.culture.gouv.fr/fr/nous-connaitre/les-manufactures/manufacture-de-la-savonnerie

Les illustrations, reprises et modifiées, sont tirées du volume 9, planche 8 de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.